Financiarisation en médecine : exemple de la radiologie

Article rédigé par Dr Philippe Coquel, radiologue à Cluses (74), secrétaire général adjoint de la FNMR.

La prise de contrôle des cabinets de radiologie par des acteurs financiers s’étend, semblant ignorer les décisions du Conseil d’Etat, les prises de position et les décisions des conseils départementaux (CDOM) et national (CNOM) du conseil de l’Ordre des médecins et l’application au 1er septembre de l’ordonnance de février 2023. La perte d’indépendance des radiologues, néfaste pour les patients, reste au cœur du problème.

Définition de la financiarisation selon la CNAM

C’est le processus par lequel des acteurs privés, non directement professionnels de santé, entrent dans le secteur des soins avec comme finalité primaire de rémunérer le capital investi.

La longue liste des investisseurs de capital-investissement (private equity) retrouvés en radiologie en témoigne : Blackstone, Bridgepoint, Ardian, Andera, Antin Infrastructure Partners, Parquest, Essling Expansion, Bpifrance, Sofipaca ,Eurazeo etc

La présence de la BPI dans au moins 3 opérations récentes interroge de même que celle d’Eurazeo qui gère le fonds Nov Santé Actions Non Cotées, lancé à l’initiative de France Assureurs (regroupant 19 assureurs) et de la Caisse des Dépôts en mars 2021. En effet les statuts des SEL et SELAS de médecins ne permettent pas la participation d’assureurs.

Causes
  • Moyenne d’âge élevée des radiologues avec nombreux départs à la retraite proches, non compensés par le nombre insuffisant de jeunes radiologues formés ;
  • Pas de successeurs pour continuer l’activité et racheter des clientèles de profession libérales ;
  • Moindres intérêts des jeunes générations à un exercice libéral, et à la gestion de structures en plus de leur exercice strictement médical ;
  • Morcellement de l’offre avec de multiples cabinets de taille petite et moyenne ;
  • Valorisation par les fonds d’investissement fondées sur des valeurs d’entreprise de santé permettant des opérations financières avec effet de levier type leveraged buyout (LBO) nettement supérieures à celles d’une clientèle ;
  • Sécurité pour les financiers de placement dans la santé compte tenu du vieillissement de la population et de la garantie de revenus par le système français de Sécurité sociale
3)  Moyens
  • Les structures financières sont parfaitement au courant depuis le début des limites des montages qui doivent garantir l’indépendance professionnelle des médecins. Ceci les a conduites à contourner des mécanismes de régulation des SEL et SELAS de la loi du 31 décembre 1990 par des montages compliqués en cascade réalisés par des avocats d’affaires rompus au droit des sociétés et aux mécanismes de remontée de cash
  • La non-communication de l’ensemble des documents aux CDOM et CNOM malgré les obligations légales (pacte d’associés, conventions, etc.) a permis à des groupes d’inscrire des structures dans les CDOM.
  • Développement de la téléradiologie sans respect des chartes mises en place, notamment par le G4 regroupant toutes les composantes de la radiologie.
4) Inquiétudes

L’ Académie nationale de médecine a tiré la sonnette d’alarme en juin 2022 et a encouragé le CNOM à alerter les CDOM sur les dangers de la financiarisation.

La CNAM fait de la lutte contre la financiarisation un de ses objectifs (cf. rapport Charges et produits pour 2024).

La DGOS est en train d’engager un chargé de mission sur le sujet

L’association CORaIL, collectif de radiologues (libéraux, hospitaliers, internes), répertorie les cabinets indépendants, explique les montages et modèles possibles et défend une radiologie indépendante de la finance

Une commission sénatoriale doit remettre un rapport sur le problème fin juin 2024.

5) Conséquences néfastes pour la santé publique
  • Certains actes jugés pas assez rentables par les groupes financiers ne sont plus réalisés dans les cabinets qu’ils détiennent ou dans des conditions ne respectant pas le cahier des charges. Par exemple mammographie de dépistage, densitométrie osseuse ;
  • La liberté de prescription de médicaments est limitée par les groupes : par exemple les produits de contraste avec obligation d’utiliser celui choisi par le groupe au niveau national ;
  • Des cabinets de proximité sont également fermés car pas assez rentables. Par exemple à Reichshoffen, cabinet racheté à l’été 2023 par un groupe financier et en cours de fermeture (https://www.dna.fr/sante/2024/03/20/le-cabinet-de-radiologie-va-fermer-ses-portes-huit-emplois-menaces) ;
  • Il y a une uberisation de la profession puisque le médecin perd de facto son statut de profession libérale sans avoir celui de salarié.
6) Actions
  • A) Décision du Conseil d’Etat le 10 juillet 2023 confirmant les quatre radiations prononcées par l’Ordre National des Vétérinaires qui souligne l’importance du respect de l’indépendance professionnelle.
  • B) Procédure de conciliation sous l’égide du ministère de l’agriculture avec obligation pour environ 150 sociétés de vétérinaires de se conformer au 8 mars 2024 à ce respect d’indépendance professionnelle. Un mois après, la mise en conformité est en cours prenant un plus de temps que prévu, ce qui était prévisible en regard des intérêts financiers en jeu, et de de la stratégie adoptée de transmission universelle de patrimoine des sociétés d’exercice détenues par un investisseur vers une seule société nationale. Il semblerait que l’Ordre des vétérinaires accepte des droits financiers différenciés plus une clause autre parmi celles qui « à elle seule ne caractérise pas une privation de la règle du contrôle effectif par les vétérinaires associés de la société ». De plus L’Ordre n’accepterait pas que l’agrément d’un nouvel associé par les seuls professionnels en exercice au sein de la société, soit contourné par des dispositions autres. Rappelons que les textes régulant l’indépendance professionnels des vétérinaires et des médecins sont strictement identiques indiquant que ce qui se passe chez les vétérinaires préfigure ce qui se passera rapidement dans le domaine médical et notamment radiologique.
  • C) Ordonnance du 8 février 2023 qui répond en partie aux inquiétudes mais dont les décrets d’application n’ont pas encore été publiés. Un guide édité en décembre 2023 par la direction générale des entreprises explique cependant le mode d’emploi et reprend largement les décisions du CE de juillet 2023 concernant les vétérinaires
  • D) Actions du conseil de l’ordre des médecins
    • Dès lors que le CNOM a pu étudier l’ensemble des documents il a pu prononcer par exemple un refus d’inscription en avril 2022 et une radiation en novembre 2023
    • L’analyse des motifs de la non-inscription et de la radiation d’une structure lyonnaise (suspendue sur la forme mais une nouvelle procédure est en cours) montre que l’argumentation du CNOM est conforme à l’esprit et à la lettre des décisions du Conseil d’Etat et de l’ordonnance de février 2023. Notons même que ceci avait été anticipé lors de la non-inscription en avril 2022, preuve que le CNOM était déjà vigilant bien que très discret.
    • Actuellement seul le CNOM a les moyens de faire respecter l’indépendance professionnelle mais la tâche est lourde et la publication des décrets d’application de l’ordonnance de 2023 est attendue avec impatience, en espérant que ceux-ci aideront le CNOM à faire respecter le code de santé publique.
Conclusion

Les techniques de financement doivent être utilisées pour permettre la restructuration de la profession radiologique face aux défis actuels sous une gouvernance médicale dans l’intérêt du patient, en respectant le code de la santé publique et non pas de celui de groupes de capital-investissement dont la finalité primaire de rémunérer le capital investi

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